CHAPITRE 20
À la montagne et au Fort de Ruatha, 18.10.15-20.10.15
La face est de la montagne le mettant mal à l’aise, Jaxom, Sharra et Ruth lui tournèrent le dos. Les cinq autres firent cercle autour de Ruth.
Les dix-sept lézards de feu marqués – car, au dernier moment, Sebell et Brekke avaient demandé à se joindre à l’expédition – se posèrent sur le dos de Ruth. Plus il y aurait de lézards de feu entraînés à se souvenir, mieux ça vaudrait, raisonnait Maître Robinton, qui en avait profité pour envoyer son Zair.
La nouvelle de la découverte s’était répandue avec une rapidité qui étonna le Harpiste lui-même. Tout le monde voulait venir. F’lar leur fit savoir que si Ruth et Jaxom voulaient essayer de réveiller les souvenirs des lézards de feu, il fallait faire vite, ou renoncer.
Une fois Ruth installé, les lézards de feu du Sud commencèrent à arriver par bandes entières, guidés par leurs reines, piquant droit sur le dragon blanc qui les accueillait par de doux roucoulements, à la suggestion de Jaxom.
Ils sont contents de me voir. Et heureux que des hommes soient revenus ici.
— Demande-leur quand ils ont vu des hommes pour la première fois.
Ruth transmit à Jaxom l’image d’hommes arrivant à dos de dragons.
— Je ne parlais pas de ça.
Je sais, dit Ruth avec regret. Je vais reposer la question. Pas les hommes montés sur les dragons. Mais les hommes d’il y a très, très longtemps, avant que la montagne explose.
La réaction, pourtant prévisible, fut décourageante. Ils s’envolèrent et se mirent à papillonner en tous sens, dans un concert de pépiements consternés.
Déçu, Jaxom se retourna, et vit Brekke, le bras levé, intensément concentrée. Il se détendit, se demandant la raison de cette étrange attitude. Menolly aussi leva la main, et comme elle était assise non loin de Jaxom, il vit qu’elle regardait dans le vague. Sur son épaule, Beauté s’était raidie, et roulait follement des yeux rouges. Au-dessus d’eux, les lézards de feu continuaient leur ballet affolé et cacophonique.
Ils voient la montagne en feu, dit Ruth. Ils voient les gens qui courent et le feu qui les suit. Ils ont peur, comme ils ont eu peur autrefois. C’est le rêve que nous faisions tout le temps.
— Vois-tu les constructions ? Avant qu’elles aient été recouvertes ?
Dans son excitation, Jaxom parla tout haut.
Je vois seulement des gens qui courent dans tous les sens. Non, ils courent vers… vers nous ?
Ruth regarda autour de lui, comme s’il craignait d’être renversé, tant étaient vivantes les images que les lézards de feu transmettaient.
— Vers nous, et puis où ?
Ils descendent vers l’eau ?
Ruth ne semblait pas sûr de son fait, et se retourna vers la mer lointaine et invisible.
De nouveau ils ont peur. Ils n’aiment pas se souvenir de la montagne.
— Pas plus qu’ils n’aiment se souvenir de l’Étoile Rouge, répondit imprudemment Jaxom.
Sur quoi tous les lézards de feu disparurent, y compris ceux qui étaient marqués.
— Et voilà, Jaxom, s’écria Piemur, dégoûté. Il ne faut pas mentionner cette maudite Étoile Rouge. Des montagnes crachant les flammes, oui, mais pas des étoiles rouges.
— Certains événements restent gravés à jamais dans l’esprit de nos petits amis, c’est incontestable, dit Sebell de sa belle voix grave. Quand ces souvenirs leur reviennent, tout le reste est effacé.
— Ce sont des associations, dit Brekke.
— Ce qu’il nous faut donc, c’est un autre endroit qui n’éveille pas en eux des souvenirs aussi effrayants. Mais des souvenirs… utiles… pour nous.
— Pas tant des souvenirs, dit Menolly, pesant ses mots avec soin, qu’une interprétation. J’ai vu quelque chose. Je ne pense pas me tromper… Ce n’est pas la grande montagne qui est entrée en éruption, c’est…
Se retournant, elle montra le plus petit cratère et ajouta :
— C’est celui qui explosait dans nos rêves !
— Non, c’était le grand, objecta Piemur, pointant le doigt plus haut.
— Vous vous trompez, Piemur, dit Brekke avec une tranquille assurance. C’était le petit… Tout est à gauche dans mes images. La grande montagne est beaucoup plus haute que celle que je vois.
— Oui, oui, dit Menolly, très excitée. La perspective est importante. Les lézards de feu n’auraient pas pu voir aussi haut ! N’oubliez pas qu’ils sont beaucoup plus petits. Et regardez l’angle. Oui, c’est ça !
Se levant, et joignant le geste à la parole, elle se mit à expliquer son idée.
— Les gens venaient d’ici, et couraient par là, pour s’éloigner du petit volcan ! Ils sortaient de ces tumulus. Des plus grands !
— C’est aussi ce que j’ai vu, dit Brekke. Ils sortaient de ceux-là !
— Nous allons donc commencer par ceux-là ? demanda F’lar le lendemain matin, soupirant à l’idée de fouiller une petite colline.
Debout près de lui, Lessa considérait les tumulus silencieux en compagnie du Maître Forgeron, du Maître Mineur Nicat, de F’nor et N’ton.
— Ce grand-là ? demanda-t-il, résigné.
— Nous pourrions creuser jusqu’à la fin de l’Intervalle, dit Lessa, claquant ses gants de vol contre sa cuisse après un examen réfléchi de tous les tumulus.
— C’était une vaste colonie, dit Fandarel. Très vaste. Plus vaste que les Forts de Telgard et de Fort réunis.
Il leva les yeux en direction des Sœurs de l’Aube.
— Et ils venaient tous de là ? ajouta-t-il, secouant la tête, comme subjugué par cette idée. Eh bien, par où vaut-il mieux commencer ?
— Est-ce que tout Pern s’est donné rendez-vous ici aujourd’hui ? demanda Lessa comme un dragon bronze surgissait au-dessus de leurs têtes. D’ram sur Tiroth ? Avec Toric ?
— Je doute que nous puissions le tenir à l’écart même si nous le voulions, et il serait malavisé d’essayer, dit F’lar d’une drôle de voix.
— C’est vrai, répondit-elle, souriant à son compagnon. Je l’aime bien, d’ailleurs, ajouta-t-elle, surprise de ses propres paroles.
— Mon frère sait se rendre aimable, dit Sharra à Jaxom avec un sourire bizarre. Mais peut-on lui faire confiance ?
Regardant Jaxom, elle secoua lentement la tête.
— Il est très ambitieux !
— Il prend son temps pour admirer le paysage ! remarqua N’ton, observant l’approche nonchalante du dragon.
— Il en vaut la peine, dit F’nor, laissant errer son regard sur le vaste panorama.
— C’est Toric qui arrive ? demanda Maître Nicat, enfonçant la pointe de sa botte dans le grand tumulus. Bien content de le voir. Il m’a fait venir quand il a trouvé ces puits de mines dans la Chaîne Occidentale.
— J’oubliais qu’il a quelque connaissance des travaux de nos ancêtres, dit F’lar.
— De même que des hommes d’expérience qui pourraient nous aider, et nous éviter de faire appel aux Seigneurs du Nord, dit N’ton avec un sourire entendu.
— Je ne veux pas que ces gens-là s’intéressent trop à ces terres de l’Est, dit fermement Lessa.
D’ram et Toric démontèrent, et Tiroth s’envola pour rejoindre les autres dragons qui se chauffaient au soleil sur une plate-forme rocheuse. Jaxom regarda s’approcher D’ram et Toric. Toric était un solide gaillard, de taille et de carrure aussi imposantes que celles de Fandarel. Il avait les cheveux décolorés par le soleil, le teint hâlé, et, malgré son large sourire, quelque chose d’arrogant dans l’assurance de sa démarche donnait à penser qu’il se jugeait l’égal de ceux qui l’attendaient. Jaxom se demanda ce que les Chefs du Weyr de Benden penseraient de cette attitude.
— Eh bien, on peut dire que vous avez découvert le Continent Méridional, Benden ! dit-il, serrant le bras de F’lar en un salut traditionnel, et s’inclinant en souriant devant Lessa.
Il salua par leur nom les Chefs de Weyrs et les Maîtres Artisans, puis son regard dominateur se porta sur le groupe des jeunes, debout à l’écart, et s’arrêta brièvement sur Jaxom qui fut sûr d’avoir été identifié. Il se raidit, vexé d’être traité en quantité négligeable. Sharra posa légèrement la main sur son bras.
— Il fait ça pour irriter, murmura-t-elle avec ironie. Et la plupart du temps, il réussit.
— Ça me rappelle la façon dont mon frère de lait me provoquait devant Lytol quand je ne pouvais pas me défendre, dit Jaxom, s’étonnant lui-même de cette comparaison inattendue.
À ses yeux rieurs, il vit qu’elle l’approuvait.
— Le problème, disait Toric dont la voix portait jusqu’à eux, c’est que nos ancêtres n’ont pas laissé grand-chose derrière eux. Ils ont emporté tout ce qui était utile et transportable. C’étaient des gens économes !
— Tiens ? s’écria F’lar, invitant Toric à s’expliquer. Le Méridional haussa les épaules.
— Nous avons exploré leurs mines. Ils ont même enlevé les rails des wagonnets, et les supports où ils devaient suspendre leurs lumières. Il y avait à l’entrée de l’une d’elles un abri assez grand, à peu près de la taille de celui-ci, dit-il, montrant le tumulus le plus proche, parfaitement fermé et abrité des intempéries, mais totalement vide à l’intérieur. Là encore, on voyait les traces des meubles déboulonnés et enlevés. Ils avaient même emporté les boulons.
— S’ils ont fait preuve ici de la même économie, dit Fandarel, c’est dans ces tumulus que nous aurons le plus de chances de trouver quelque chose, dit-il, montrant les plus proches de la coulée de lave. Ils étaient sans doute trop chauds ou trop dangereux pour qu’ils s’en approchent tout de suite.
— Et s’ils étaient trop chauds pour qu’ils s’en approchent, qu’est-ce qui vous fait penser que quelque chose a survécu à la chaleur ? demanda Toric.
— Le fait que le tumulus a survécu jusqu’à aujourd’hui, répliqua Fandarel comme si c’était la logique même.
Toric le considéra un moment, puis lui donna une grande claque sur l’épaule, ignorant le regard stupéfait dont le gratifia Fandarel, habitué à plus de respect.
— Un point pour vous, Maître Forgeron, dit Toric. Je me ferai un plaisir de creuser avec vous, en espérant que vous avez raison.
— J’aimerais voir ce qu’il y a dans un des plus petits, dit Lessa, se retournant pour montrer le tumulus de son choix. Ils sont très nombreux. Ils servaient sans doute d’habitations. Dans la précipitation du départ, ils y auront sans doute laissé quelque chose.
— Qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir dans ces grandes constructions ? dit F’lar, cognant le bout de sa botte contre un grand tumulus.
— Il y a assez de bras, et assez de pelles et de pioches, dit Toric, s’approchant de la pile d’outils en trois enjambées, pour que chacun puisse faire un essai sur le tumulus de son choix.
Prenant une pelle, il la lança au Maître Forgeron qui la rattrapa machinalement, considérant le grand Méridional avec stupéfaction. Toric en jeta une autre sur son épaule, choisit deux pioches, et, sans plus délibérer, s’approcha du groupe de tumulus sélectionnés par Fandarel.
— Si la théorie de Toric est exacte, cela vaut-il la peine de creuser ici ? demanda F’lar à sa compagne.
— Ils considéraient manifestement comme des rebuts ce que nous avons trouvé dans la salle oubliée de Benden. Tandis qu’ils pouvaient utiliser ailleurs leur matériel minier. De plus, j’ai envie de voir ce qu’il y a à l’intérieur.
F’lar éclata de rire devant la détermination de Lessa.
— Moi aussi, d’ailleurs. Et je me demande ce qu’ils pouvaient bien faire dans une construction de cette taille ! C’est assez grand pour abriter un dragon, et même deux !
— Nous allons vous aider, Lessa, dit Sharra, faisant signe à Jaxom de prendre un outil.
— Menolly, mettrons-nous aussi la main à la pâte ? dit F’nor, conduisant la jeune Harpiste vers la pile d’outils.
N’ton prit une pelle et une pioche en branlant du chef.
— Qu’est-ce que vous préférez, Maître Nicat ?
Le Maître Mineur regarda autour de lui, l’air indécis, mais revenait toujours aux tumulus les plus proches de la montagne, dont Fandarel et Toric s’approchaient d’un pas résolu.
— Je crois que notre bon Maître Forgeron a raison. Mais il vaut mieux répartir nos efforts. Essayons donc ceux-ci. Il montra six petits tumulus vaguement disposés en cercle du côté du Plateau regardant la mer.
C’était un travail auquel personne n’était habitué, quoique Maître Nicat eût commencé comme apprenti dans les mines, et que Maître Fandarel passât toujours de longues heures à la forge quand il travaillait sur un projet délicat.
Jaxom, ruisselant de sueur, avait l’impression d’être surveillé. Mais chaque fois que, s’appuyant sur sa pelle, il s’arrêtait pour reprendre son souffle, ou se redressait pour poser soigneusement une colonie de larves à l’écart, personne ne le regardait. Il en éprouva un malaise.
Le grand vous observe, dit soudain Ruth.
Par-dessous son bras, Jaxom jeta un coup d’œil vers le tumulus où travaillaient Fandarel et Toric, et surprit Toric à regarder dans sa direction. Près de lui. Lessa gémit et planta sa pelle dans la terre. Elle examina ses mains rougies qui commençaient à se couvrir d’ampoules.
— Il y a bien longtemps qu’elles n’ont pas travaillé si dur, dit-elle.
— Pourquoi ne mettez-vous pas vos gants de vol ? demanda Sharra.
— En quelques instants, mes mains nageraient dans la sueur, grimaça Lessa.
Elle considéra les autres équipes, puis gloussa et s’assit avec grâce.
— Malgré ma répugnance à révéler ce site à plus de monde qu’il n’est nécessaire, nous devrons sans doute recruter des travailleurs plus aguerris.
Prenant une poignée de larves, elle les déposa de côté, puis les regarda s’enfoncer dans la riche terre noire, dont elle écrasa quelques miettes entre ses doigts.
— On dirait de la cendre. Je pensais pourtant bien ne plus jamais toucher des cendres de ma vie. Vous ai-je jamais dit, Jaxom, que je nettoyais la cheminée du Fort de Ruatha le jour où votre mère est arrivée ?
— Non, dit Jaxom, surpris de cette confidence inattendue. Mais il faut dire qu’on me parle rarement de mes parents.
Le visage de Lessa se fit sévère.
— Je me demande pourquoi je viens de penser à Fax… dit-elle, regardant vers Toric, et ajoutant, plus pour elle que pour Sharra ou Jaxom : sauf qu’il était ambitieux, lui aussi. Mais il a commis des erreurs.
— Comme d’arracher Ruatha à sa Lignée légitime, dit Jaxom, maniant sa pelle en grognant sous l’effort.
— Ce fut sa plus grave erreur, dit Lessa, avec une sombre jubilation.
Puis, remarquant que Sharra la regardait, elle sourit.
— Que j’ai rectifiée. Oh, Jaxom, arrêtez-vous un moment. Votre enthousiasme m’épuise.
Elle s’épongea le front.
— Oui, il faudra recruter des travailleurs aguerris. Au moins pour mon tumulus ! dit-elle, tapotant la terre presque avec affection. Impossible de savoir quelle est l’épaisseur de cette couche de cendres. Les constructions qu’elle recouvre sont peut-être très petites.
Cette remarque sembla l’amuser.
— Et en récompense de nos efforts, nous nous retrouverons peut-être avec quelque chose comme une niche de gueyt.
Jaxom, conscient de l’attention de Toric, continuait à creuser bien qu’il eût les épaules douloureuses, et les mains rouges et gonflées d’ampoules.
À cet instant, les deux lézards de feu de Sharra surgirent au-dessus de leurs têtes, pépiant avec animation, comme s’ils ne comprenaient pas ce que faisait leur amie. Puis ils se posèrent légèrement à l’endroit où Sharra venait de planter sa pelle, et, avec une énergie prodigieuse, ils se mirent à creuser, arrachant la terre de leurs puissantes serres antérieures, et la repoussant en arrière de leurs pattes postérieures. Sous les yeux stupéfaits de Lessa, Sharra et Jaxom, ils eurent creusé une tranchée longue comme le bras en un clin d’œil.
— Ruth ? Accepterais-tu de nous aider ? cria Jaxom.
Abandonnant sa place au soleil, le dragon blanc se leva docilement et rejoignit son ami en vol plané, roulant les yeux avec curiosité.
— Cela t’ennuierait de creuser pour nous, Ruth ?
Où ? Ici ? dit Ruth, montrant un endroit à la gauche des lézards de feu, qui continuaient à s’affairer.
— L’endroit n’a pas d’importance. Nous voulons juste voir ce qu’il y a sous l’herbe !
À peine les autres chevaliers-dragons eurent-ils vu ce que faisait Ruth qu’ils appelèrent leurs bêtes à la rescousse. Même Ramoth accepta de prêter son aide à Lessa, qui ne lui ménagea pas les encouragements.
— Si l’on m’avait dit ça, je ne l’aurais pas cru ! dit Sharra. Des dragons, creuser la terre !
— Lessa a bien mis la main à la pâte, non ?
— Nous sommes des gens, mais ce sont des dragons !
Jaxom ne put s’empêcher de rire de sa stupéfaction.
— À force de vivre avec les bêtes paresseuses des Anciens, vous avez piètre opinion des nôtres.
Il la prit par la taille et l’attira à lui, mais elle se raidit. Il jeta un coup d’œil vers Toric.
— Il ne nous regarde pas, si c’est ce qui vous inquiète.
— Lui, peut-être pas, mais ses lézards de feu, si, dit-elle, montrant le ciel au-dessus de leurs têtes. Je me demandais où ils étaient.
Un trio de lézards de feu, une reine dorée et deux bronzes, tournaient paresseusement au-dessus d’eux.
— Et alors ? Je demanderai à Maître Robinton de négocier…
— Toric a d’autres projets pour moi…
— Je ne suis pas impliqué dans vos projets ? demanda Jaxom, atterré.
— Vous savez bien que si, et c’est pourquoi… nous nous sommes aimés. Je voulais que nous soyons l’un à l’autre tant que c’était possible, dit Sharra, l’air troublé.
— Alors, pourquoi refuserait-il ? Mon rang est…
Jaxom prit ses mains dans les siennes et les retint de force quand elle voulut se dégager.
— Il n’a pas très haute opinion des jeunes gens du Nord, Jaxom. Pas après avoir affronté les hordes de fils de Seigneurs, ces trois dernières Révolutions. Il y a de quoi lasser jusqu’à la patience d’un Harpiste. Je sais que vous ne leur ressemblez pas, mais Toric…
— Je prouverai ma valeur à Toric, n’ayez pas peur.
La regardant dans les yeux, il porta ses mains à ses lèvres, bien résolu à dissiper sa tristesse par la pure force de sa volonté.
— Et je ferai ma demande selon les règles ; par l’intermédiaire de Lytol et de Maître Robinton. Vous serez ma Dame, n’est-ce pas, Sharra ?
— Vous savez bien que oui, Jaxom. Aussi longtemps que je pourrai…
— Aussi longtemps que nous vivrons… corrigea-t-il, lui serrant les mains à lui faire mal.
— Jaxom ! Sharra ! cria Lessa, qui, trop absorbée dans les activités de Ramoth, n’avait pas prêté attention à leur conversation.
Sharra voulut se dégager, mais Jaxom, ayant décidé, d’affronter Toric dans toute son arrogance, n’allait pas se cacher de Lessa. C’est donc en tenant fermement la main de Sharra qu’il se tourna vers la Dame du Weyr.
— Venez voir. Ramoth a frappé quelque chose de solide. Et ça ne ressemble pas à du roc…
Jaxom entraîna Sharra en haut de la petite éminence. Ramoth, assise sur son séant, regardait par-dessus Lessa la tranchée qu’elle venait d’ouvrir.
— Déplace un peu ta tête, Ramoth. Tu me caches la lumière, dit Lessa. Tenez, prenez ma pelle, Jaxom. Déblayez un peu, et voyons ce que vous en pensez.
Jaxom sauta dans la tranchée, dont le bord lui arrivait à mi-cuisse.
— Cela semble assez solide, dit-il, sautant de tout son poids, puis tapotant avec sa pelle. Ça résonne comme de la pierre ?
Mais le son n’était pas celui de la pierre. La pelle éveillait de sourds échos. Déblayant la terre sur toute la longueur, Jaxom s’écarta pour permettre à tous de regarder.
— F’lar, venez ! Nous avons atteint quelque chose !
— Nous aussi ! répliqua le Chef du Weyr, d’un ton triomphant.
Ils inspectèrent mutuellement les tranchées creusées par les dragons, qui avaient mis à nu le même matériau, à ceci près qu’un panneau ambré était inséré dans celui de F’lar. Finalement, le Maître Forgeron leva ses énormes bras au-dessus de sa tête et, d’un rugissement, demanda le silence.
— Nous n’employons pas efficacement notre temps et notre énergie.
Toric s’esclaffa bruyamment, presque dédaigneux dans son approbation.
— Cela n’a rien de drôle, dit le Forgeron avec gravité. Nous allons nous concentrer sur le tumulus de Lessa, car c’est le plus petit. Puis nous travaillerons à celui de Maître Nicat, et ensuite…
Il montrait le sien quand Toric l’interrompit.
— Et tout cela en un jour ? demanda-t-il avec une ironie cinglante qui irrita Jaxom.
— Nous en ferons le plus possible. Alors, commençons !
Le Forgeron avait choisi d’ignorer Toric, pensa Jaxom. Bon exemple à suivre.
Il se révéla bientôt inefficace de faire travailler plus de deux dragons sur le tumulus de Lessa, guère plus long lui-même qu’un dragon. N’ton et F’lar demandèrent donc à leurs bronzes d’aller aider Nicat.
Vers le milieu de l’après-midi, les flancs incurvés du tumulus de Lessa avaient été dégagés jusqu’au niveau originel de la vallée, mais leurs surfaces, incontestablement transparentes à l’origine, étaient maintenant opaques et endommagées. Impossible de rien voir à travers. Déçus de ne trouver aucune ouverture, ils décidèrent de dégager une extrémité du tumulus. Les dragons, malgré la poussière noire maculant leurs flancs, ne donnaient aucun signe de fatigue et manifestaient un intérêt considérable pour cette tâche improbable. L’accès fut donc promptement dégagé.
Une porte, faite d’une variante opaque du matériau du toit, glissa sur des rails, qu’il fallut nettoyer et huiler avant que l’ouverture puisse livrer passage. Le Forgeron retint Lessa qui allait entrer la première.
— Attendez ! Depuis le temps, l’atmosphère doit être irrespirable. Sentez ! Laissez d’abord l’air se renouveler. Cet endroit est fermé depuis combien de Révolutions ?
Le Forgeron, Toric et N’ton, appliquant leurs épaules contre le panneau, l’ouvrirent totalement. Il s’échappa de l’ouverture un air fétide, et Lessa recula, toussant et éternuant. De pâles rectangles de lumière jaunâtre révélèrent un sol poussiéreux, des murs craquelés et maculés de taches d’eau. F’lar et Lessa entrèrent, suivis des autres et soulevant des nuages de poussière.
— À quoi cette construction pouvait-elle bien servir ? demanda Lessa à voix basse.
Toric, baissant inutilement la tête, car il y avait encore une largeur de main entre ses cheveux et la porte, montra les restes d’un large bâti de bois dans un coin.
— Quelqu’un a certainement dû dormir là-dessus !
Se tournant vers l’autre coin, il se baissa soudain et ramassa un objet qu’il offrit à Lessa avec panache.
— C’est une cuillère ! dit Lessa, la levant pour la montrer à tout le monde, puis la frottant doucement. Mais en quoi est-elle faite ? Si c’est un métal, je ne le connais pas. Ce n’est pas du bois. Cela ressemble davantage à… aux panneaux et à la porte, sauf que c’est transparent. Et c’est solide, dit-elle, essayant de la tordre.
Le Forgeron demanda à examiner la cuillère.
— On dirait bien le même matériau. Pour les cuillères et les fenêtres ? Hummmm !
Surmontant l’émotion que leur inspirait l’antiquité de l’endroit, ils se mirent à en examiner l’intérieur. Des traces de placards et d’étagères subsistaient encore sur les murs. La construction était autrefois divisée en sections par des cloisons, et l’on voyait encore sur le sol inégal les traces d’objets lourds qui y avaient reposé. Dans un coin, Fandarel découvrit des orifices circulaires descendant vers le bas. Il vérifia à l’extérieur, et conclut que l’un des tuyaux devait servir au passage de l’eau. Pour l’autre, il restait perplexe.
— Ils ne peuvent pas tous être vides ! dit Lessa, cherchant à dissimuler une déception que tout le monde ressentait.
— On peut présumer, dit Fandarel d’un ton convaincu quand ils furent tous ressortis, que toutes les constructions de même taille servaient d’habitations à nos ancêtres. Et ils ont dû emporter avec eux toutes leurs affaires personnelles. Je pense qu’il faut nous concentrer sur les constructions les plus grandes et sur les plus petites.
Puis, sans attendre les commentaires, le Forgeron repartit vers le tumulus de Nicat dont ils avaient interrompu l’excavation. C’était une construction carrée, et, après avoir mis au jour les mêmes panneaux de couverture, ils concentrèrent leurs efforts sur le dégagement d’une des extrémités. La nuit tropicale tombait quand la porte leur apparut, mais, incapables de nettoyer suffisamment les rails, ils ne purent que l’entrouvrir. Personne n’ayant pensé à apporter des paniers de brandons, cette dernière déception finit de saper leur énergie, et personne ne proposa d’envoyer des lézards de feu en chercher.
Appuyée contre le panneau entrouvert, Lessa considéra ses vêtements couverts de terre et de boue avec un rire las.
— Ramoth dit qu’elle est sale et fatiguée, et qu’elle aimerait bien prendre un bain.
— Elle n’est pas la seule, remarqua vivement F’lar.
Il essaya vainement de refermer la porte, puis éclata de rire.
— Je ne pense pas qu’il arrive quoi que ce soit durant la nuit. Rentrons au Fort de la Baie.
— Viendrez-vous avec nous, Toric ? demanda Lessa, rejetant la tête en arrière pour bien voir le grand Méridional.
— Pas ce soir, Lessa. J’ai un Fort à gouverner et je ne peux pas passer mon temps à m’amuser, dit Toric, arrêtant brièvement son regard sur Jaxom qui comprit l’allusion. Je reviendrai plutôt demain, pour voir s’il y a des choses plus intéressantes dans le tumulus de Fandarel. Dois-je amener de la main-d’œuvre pour ménager vos dragons ?
— Ménager les dragons ? Ils s’amusent énormément, dit Lessa. C’est moi qui ai besoin de repos. Qu’en pensez-vous, F’lar ? Ou devons-nous faire appel à d’autres dragons de Benden ?
— Je comprends que vous préfériez garder pour vous cette découverte, remarqua Toric.
— Ce Plateau devra être accessible à tous, dit F’lar, ignorant le sous-entendu de Toric. Et comme ces fouilles semblent amuser les dragons…
— J’aimerais amener Benelek avec moi demain, F’lar, dit le Maître Forgeron, frottant ses mains boueuses et époussetant ses vêtements. Et deux autres compagnons doués d’une grande imagination…
— De l’imagination ? En effet, ce sera bien utile pour comprendre ce que nos ancêtres nous ont laissé, dit Toric, légèrement méprisant. D’ram, quand vous voudrez.
Pour une raison quelconque, Toric manifestait plus de respect au vieux Chef de Weyr qu’à quiconque. Du moins était-ce l’impression de Jaxom. Il fulminait intérieurement aux insinuations de Toric, selon lesquelles il ne gouvernait pas son Fort mais passait son temps à s’amuser. Et d’autant plus que l’accusation était fondée. Pourtant, pensa Jaxom pour se consoler, pourquoi serait-il docilement retourné à Ruatha qui prospérait sous la gestion compétente de Lytol, alors que tous les événements intéressants de la planète se passaient ici ? Il sentit la main de Sharra se refermer sur son bras, et se rappela sa propre analogie entre Toric et Dorse.
— Je vais en avoir du travail pour nettoyer Ruth, soupira-t-il, détachant les doigts de Sharra et l’entraînant par la main vers son ami.
Quand les dragons surgirent de l’Interstice au-dessus de la Baie, ils virent sur la plage la haute silhouette du Harpiste, entouré d’un ballet de lézards de feu pépiants, tous impatients de connaître le résultat de leurs explorations. Mais, constatant que tous étaient couverts de boue et ne pensaient qu’à se baigner, il se déshabilla rapidement et nagea de l’un à l’autre pour entendre leurs récits.
Le soir, autour du feu, l’enthousiasme était considérablement retombé.
— Nous n’avons aucune assurance de trouver quelque chose d’intéressant, même si nous avons l’énergie de dégager ces centaines de tumulus, dit le Harpiste.
Lessa leva sa cuillère en riant.
— Cela n’a pas de valeur en soi, mais je suis très émue de tenir à la main un objet ayant appartenu à une de mes lointaines ancêtres !
— Et très bien fait en plus, dit Fandarel, prenant poliment le petit objet pour l’examiner. La substance me fascine.
Il se pencha vers les flammes pour mieux l’éclairer.
— Si je pouvais seulement… dit-il, portant la main à sa dague.
— Oh, non, Fandarel, dit Lessa alarmée, reprenant précipitamment sa cuillère. Il y a des tas de pièces et de morceaux de la même substance dans mon édifice. Vous pourrez expérimenter sur eux.
— Des pièces et des morceaux ! Est-ce donc tout ce que nous ont laissé nos ancêtres ?
— N’oubliez pas, F’lar, que leurs rebuts se sont révélés inappréciables, dit Fandarel, montrant la longue-vue de Wansor. Ce que les hommes ont su fabriquer autrefois peut être redécouvert. Cela demandera du temps et des expériences, mais…
— Nous ne faisons que commencer, mes amis, dit Nicat, dont l’enthousiasme n’avait pas faibli. Comme le dit notre bon Forgeron, leurs rebuts peuvent nous apprendre beaucoup de choses. Avec votre permission, Chefs de Weyrs, j’aimerais amener des équipes expérimentées, et procéder à ces fouilles avec méthode. La hiérarchie apparente de leur organisation s’appuyait peut-être sur des raisons valables. Chaque rangée de constructions était peut-être consacrée à un artisanat différent ou…
— Vous ne croyez donc pas, comme Toric, qu’ils ont tout emporté avec eux ? demanda F’lar.
— C’est à côté de la question, dit Nicat, écartant du geste les assertions de Toric. Le lit, par exemple ; ils n’en avaient pas besoin, parce qu’ils savaient pouvoir trouver du bois n’importe où. La petite cuillère, parce qu’ils pouvaient en fabriquer d’autres. Mais nous pourrons trouver d’autres choses, inutiles pour eux, mais qui nous permettront peut-être de combler les lacunes des Archives qui sont parvenues jusqu’à nous, plus ou moins endommagées. Pensez seulement, mes amis, dit Nicat, portant un doigt à son nez avec un clin d’œil de conspirateur, aux immenses quantités d’objets qu’ils avaient à emporter après l’éruption. Oh, nous trouverons beaucoup de choses, n’ayez pas peur !
— C’est vrai que les quantités à emporter après l’éruption devaient être immenses, dit Fandarel, fronçant les sourcils et baissant la tête sur sa poitrine, absorbé dans ses pensées. Où ont-ils emporté tous leurs biens ? Certainement pas directement au Fort de Fort !
— Oui, où sont-ils allés ? demanda F’lar, perplexe.
— D’après ce que nous avons pu déduire des images transmises par les lézards de feu, ils sont partis vers la mer, dit Jaxom.
— Mais la mer n’est pas sûre, dit Menolly.
— Non, dit F’lar, mais il y a beaucoup de terres entre le Plateau et la mer.
Il ajouta à l’adresse de Jaxom :
— Ruth pourrait-il savoir par les lézards de feu où nos ancêtres sont allés ?
— Cela signifie-t-il que je dois arrêter les fouilles ? demanda Nicat, irrité.
— Pas du tout, si vous avez assez de main-d’œuvre.
— Si j’en ai ! répondit sombrement Nicat. Avec trois mines épuisées et fermées !
— Je croyais que vous aviez commencé à rouvrir celles que Toric a trouvées dans la Chaîne Occidentale ?
— Nous les avons inspectées, c’est vrai, mais mon Atelier n’est pas encore parvenu à un accord avec Toric.
— Un accord avec Toric ? Gouverne-t-il donc ces terres ? Elles sont situées très loin dans le sud-ouest, bien au-delà du Fort Méridional, dit F’lar, apparemment contrarié.
— Une équipe d’exploration envoyée par Toric a découvert ces mines, dit Nicat, regardant alternativement le Chef du Weyr de Benden, le Harpiste et le Forgeron.
— Je vous avais bien dit que mon frère était ambitieux, dit Sharra à Jaxom.
— Une équipe d’exploration ? dit F’lar, maintenant plus détendu. Cela n’en fait pas sa propriété. En toutes circonstances, toutes les mines tombent sous votre juridiction, Maître Nicat. Benden soutiendra votre position. J’en parlerai demain à Toric.
— C’est indispensable, dit Lessa, tendant la main à F’lar pour qu’il l’aide à se lever.
— J’espérais que vous soutiendriez mon Atelier, dit le Mineur, s’inclinant avec reconnaissance.
— Il y a longtemps que nous aurions dû mettre les choses au point, observa le Harpiste.
Les chevaliers-dragons s’en allèrent rapidement, N’ton déposant Maître Nicat au Fort de Crom où il irait le reprendre le lendemain matin. Robinton emmena Fandarel avec lui au Fort de la Baie. Piemur entraîna Menolly à la recherche de Stupide, laissant Jaxom et Sharra éteindre le feu et nettoyer la plage.
— Votre frère n’a pas l’intention de gouverner tout le Sud-Ouest, non ? demanda Jaxom quand tous les autres furent partis.
— Sinon tout, du moins autant qu’il le pourra, répliqua Sharra en riant. Je ne le trahis pas en parlant ainsi, Jaxom. Vous avez votre propre Fort à gouverner. Vous ne désirez pas acquérir des terres dans le Sud, non ?
Jaxom réfléchit.
— Vous le voulez, oui ou non ? insista Sharra, d’un ton anxieux, posant la main sur son bras.
— Non, dit-il. J’aime beaucoup cette Baie, mais je n’ai pas envie de la posséder. Aujourd’hui sur le Plateau, j’aurais donné n’importe quoi pour une bouffée d’air frais des montagnes de Ruatha, ou pour un plongeon dans mon lac. Je vous y emmènerai avec Ruth – c’est un endroit magnifique. Seul un dragon peut y accéder facilement.
Prenant un galet plat, il fit un ricochet sur les eaux tranquilles léchant paisiblement le sable blanc de la plage.
— Non, je ne veux pas d’un Fort dans le Sud, Sharra. Je suis né à Ruatha, j’ai été élevé à Ruatha. Lessa me l’a indirectement rappelé cet après-midi. Elle m’a rappelé aussi le prix de ma suzeraineté, et tout ce qu’elle avait fait pour que je demeure Seigneur de Ruatha. Vous réalisez, n’est-ce pas, que son fils F’lessan est pour moitié de la Lignée de Ruatha. C’est plus que je n’en peux dire.
— Mais il est chevalier-dragon !
— Oui, et élevé dans un Weyr, selon la volonté de Lessa, pour que personne ne puisse me contester le Fort de Ruatha. Il faudrait donc que je commence à agir en Seigneur !
Il se leva et aida Sharra à se mettre sur pied.
— Jaxom ? demanda-t-elle, l’air soupçonneux. Qu’avez-vous en tête ?
Il posa ses deux mains sur ses bras et la regarda dans les yeux.
— J’ai un Fort à gouverner moi aussi, comme votre frère me l’a rappelé…
— Mais on a besoin de vous ici, et de Ruth. Il est le seul qui comprenne les images des lézards de feu…
— Et grâce à Ruth, je peux m’acquitter de ces deux tâches ! Gouverner mon Fort et m’amuser ici ! Vous verrez !
Il l’attira à lui pour l’embrasser, mais elle se dégagea soudain, et, l’air à la fois blessé et furieux, lui montra du doigt quelque chose.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’ai-je fait, Sharra ?
Elle montra les arbres où deux lézards de feu les observaient avec attention.
— Ils sont à Toric. Il me surveille ! Il nous surveille !
— Parfait ! Alors, ne lui laissons aucun doute sur mes intentions !
Il l’embrassa longuement, jusqu’à ce qu’il la sentît se détendre et répondre à son baiser.
— Je voudrais bien lui donner autre chose à observer, mais je veux rentrer au Fort de Ruatha ce soir !
Il sortit rapidement sa tenue de vol et appela Ruth.
— Je serai revenu au matin, Sharra. Voulez-vous prévenir les autres ?
Sommes-nous obligés de partir ? demanda Ruth alors qu’il fléchissait la patte pour laisser monter Jaxom.
— Nous reviendrons tout de suite, Ruth !
Jaxom fit au revoir à Sharra, qui, debout dans la pâle clarté des étoiles, avait l’air désemparé.
Meer et Talla décrivirent un cercle avec Ruth, pépiant si joyeusement qu’il comprit que Sharra avait accepté son départ précipité.
Ce brusque besoin de rentrer à Ruatha mettre en train les formalités de sa confirmation de Seigneur de Ruatha n’était pas uniquement dû aux allusions perfides de Toric. La nostalgie de Lessa avait réveillé son sens des responsabilités. Et, autour du feu, il s’était dit également qu’un homme de l’expérience et de la vitalité de Lytol trouverait dans les mystères du Plateau un défi suffisant pour remplacer le gouvernement de Ruatha. Ce retour sur le lieu de sa naissance venait d’une décision aussi inexorable que celle de restituer l’œuf.
Il demanda à Ruth de les emmener à Ruatha. Le froid glacial de l’Interstice fit place à un froid humide dans le ciel plombé de Ruatha d’où tombaient de fins flocons de neige, sans doute depuis quelque temps déjà car des congères s’étaient accumulées dans la partie sud-est des cours.
Pourtant, j’aimais la neige autrefois, dit Ruth, comme pour s’encourager à accepter ce retour.
Sur les crêtes de feu, Wilth claironna une bienvenue quelque peu stupéfaite. La moitié des lézards de feu du Fort surgirent autour d’eux, les saluant de pépiements joyeux tout en se plaignant de la neige.
— Nous ne resterons pas longtemps, mon ami, dit Jaxom pour rassurer Ruth, tout en frissonnant malgré sa chaude tenue de vol. Comment avait-il pu oublier le climat d’ici ?
Ruth atterrit dans la cour à l’instant où s’ouvrait la porte du Grand Hall. Lytol, Brand et Finder surgirent en haut des marches.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Jaxom ? cria Lytol.
— Rien, Lytol, rien. On peut faire du feu chez moi ? J’avais oublié que c’était l’hiver ici. Ruth va sentir la différence, même avec son cuir de dragon !
— Bien sûr, bien sûr, dit Brand, partant en courant vers la cuisine, criant aux servantes d’apporter des brandons, tandis que Lytol et Finder faisaient vivement entrer Jaxom. Ruth suivit docilement l’intendant.
— Vous allez attraper froid à changer de climat comme ça, disait Lytol. Pourquoi ne vous êtes-vous pas renseigné ? Qu’est-ce qui vous amène ?
— N’est-il pas temps que je revienne ? dit Jaxom, approchant de la cheminée en ôtant ses gants de vol pour se réchauffer les mains au feu.
Puis les autres le rejoignirent et il éclata de rire.
— Oui, que je revienne à ce foyer !
— Quoi ? À ce foyer ? demanda Lytol, servant une coupe de vin à son pupille.
— Ce matin, sous le soleil brûlant du Plateau, pendant que nous creusions pour dégager l’un des tumulus que nos ancêtres ont abandonnés à notre curiosité, Lessa m’a dit qu’elle nettoyait cette cheminée le jour où mon détesté père, Fax, est venu dans cette salle avec Dame Gemma, ma mère.
Il leva sa coupe en mémoire de cette mère qu’il n’avait jamais connue.
— Ce qui vous a indirectement rappelé que vous êtes maintenant Seigneur de Ruatha ? s’enquit Lytol, la bouche légèrement ironique. Ses yeux, que Jaxom avait toujours trouvés inexpressifs, brillaient à la lueur des flammes.
— Oui, et cela m’a aussi fait comprendre où vos talents trouveraient à s’employer mieux qu’ici, Seigneur Lytol.
— Oh, dites-m’en davantage, dit Lytol, lui indiquant le lourd fauteuil sculpté placé devant le feu.
— Je ne veux pas vous enlever votre fauteuil, dit courtoisement Jaxom, remarquant sur les coussins la marque du postérieur et des cuisses de Lytol.
— Je suppose que vous allez m’enlever bien davantage, Seigneur Jaxom.
— Pas sans la courtoisie d’usage, dit Jaxom, attirant un petit tabouret près du fauteuil. Et en vous offrant un défi à la place.
Il était soulagé par le sang-froid de son tuteur.
— Dites-moi, Lytol, suis-je prêt à devenir Seigneur de Ruatha ?
— Avez-vous les compétences nécessaires, vous voulez dire ?
— Oui, mais je pensais aussi aux circonstances qui ont fait paraître plus sage de vous confier le gouvernement de Ruatha.
— Ah oui.
Jaxom observa Lytol avec attention, pour voir s’il y avait une contrainte quelconque dans sa manière de répondre.
— Les circonstances ont beaucoup changé au cours des deux dernières saisons, dit Lytol en riant. En grande partie grâce à vous.
— Grâce à moi ? Ah oui, cette maudite maladie. Ainsi, rien ne s’oppose à ma confirmation au rang de Seigneur Régnant ?
— Rien.
Jaxom sentit le Harpiste retenir son souffle, mais il continua à observer Lytol.
— Alors, dit Lytol en souriant, puis-je savoir ce qui a provoqué votre décision ? Pas seulement le fait que la situation s’est détendue dans le Nord, je suppose ? Ne serait-ce pas à cause de cette jolie Sharra ? C’est bien son nom, n’est-ce pas ?
Jaxom éclata de rire.
— Elle est pour beaucoup dans ma hâte, en effet, dit-il, remarquant du coin de l’œil le sourire de Finder.
— C’est une sœur de Toric, du Fort Méridional, n’est-ce pas ? demanda Lytol, réfléchissant à l’à-propos d’un tel mariage.
— Oui. Dites-moi, Lytol, Toric a-t-il été confirmé dans le rang de Seigneur Régnant ?
— Non, et je ne crois pas qu’il l’ait demandé, dit Lytol, fronçant les sourcils.
— Que pensez-vous de Toric, Seigneur Lytol ?
— Pourquoi cette question ? Ce mariage est certainement assorti, bien que son rang n’égale pas le vôtre.
— Il n’a pas besoin du rang. Il a l’ambition, dit Jaxom, avec une rancœur qui lui valut l’attention sans partage de son tuteur et du Harpiste.
— Depuis que D’ram est devenu Chef du Weyr Méridional, dit Finder dans le silence qui suivit, il paraît qu’aucun homme sans terres n’a été renvoyé chez lui.
— Promet-il donc à chacun la propriété de toutes les terres qu’il pourra exploiter ? demanda Jaxom, se tournant si vivement vers Finder que le Harpiste battit des paupières.
— Je ne suis pas sûr…
— Deux fils du Seigneur Groghe sont partis, dit Lytol, tirant pensivement sur sa lèvre inférieure. Et j’ai cru comprendre qu’ils recevront des terres à exploiter. Naturellement, ils conserveront leur rang héréditaire de Seigneurs. Brand, qu’est-ce qu’on a promis à Dorse ? demanda-t-il quand l’intendant revint.
— Dorse ? Il est parti dans le Sud chercher des terres ? s’écria Jaxom, gloussant de soulagement et de satisfaction.
— Je n’ai vu aucune raison de lui refuser cette chance, répondit Lytol avec calme. Et j’ai pensé que vous ne feriez aucune objection. Brand ? Qu’est-ce qu’on lui a promis ?
— On lui a dit, je crois, qu’il posséderait autant de terres qu’il pourrait en exploiter. Je ne crois pas que le terme « posséder » ait été prononcé. Mais la proposition a été faite par l’intermédiaire d’un marchand du Sud, pas directement par Toric.
— Quand même, si un homme vous offrait des domaines, vous lui seriez reconnaissant et vous le soutiendriez contre ceux qui vous auraient dénié le droit d’avoir des terres, n’est-ce pas ? demanda Jaxom.
— Oui, la fidélité serait une expression normale de la reconnaissance, dit Lytol, s’agitant nerveusement aux implications de cette remarque. Toutefois, on n’a pas caché que les meilleures terres étaient trop éloignées pour bénéficier de la protection du Weyr. J’ai donné à Dorse un vieux lance-flammes en bon état, naturellement, ainsi que des embouts et des tuyaux de rechange.
— Je donnerais n’importe quoi pour voir Dorse en terrain découvert pendant une Chute, sans un dragon en vue, dit Jaxom.
— Si Toric est aussi astucieux qu’il le paraît, ce sera peut-être son test décisif pour choisir les futurs exploitants.
— Seigneur, dit Jaxom, se levant et vidant sa coupe, je rentre là-bas. Nous ne sommes pas encore assez vigoureux pour une tempête de neige à Ruatha. Et l’on a besoin de Ruth et moi demain matin. Pourriez-vous vous libérer pour revenir un peu dans le Sud ? Si Brand peut s’occuper des affaires courantes en votre absence ?
— En cette saison, un peu de soleil me ferait du bien, dit Lytol.
Brand murmura qu’il pouvait se débrouiller.
Ils rentrèrent au Fort de la Baie, retrouvant avec soulagement la tiédeur caressante de la nuit étoilée, Jaxom plus convaincu que jamais que Lytol effectuerait la transition sans trop de peine. Tandis que Ruth tournait en rond avec l’atterrissage, il se détendit dans la chaleur de la nuit. Il s’était senti très nerveux à Ruatha – parce qu’il ne voulait pas trop bousculer Lytol tout en arrivant quand même à ses fins, et parce qu’il était inquiet des machinations astucieuses de Toric.
Il démonta dans le sable doux à l’endroit même où il avait embrassé Sharra avant de partir. Penser à elle le réconforta. Il attendit que Ruth se fût pelotonné dans le sable encore chaud, puis se dirigea vers le Hall, entra sur la pointe des pieds, étonné de voir que tout était plongé dans le noir, même la chambre du Harpiste. Il devait être plus tard qu’il ne pensait dans cette partie du monde.
Il se glissa dans son lit, et entendit Piemur parler en rêve. Farli, niché près de son ami, ouvrit une paupière et le regarda avant de se rendormir. Jaxom tira sur lui sa légère couverture, pensant aux neiges de Ruatha, et s’endormit avec délice.
Il se réveilla brusquement, avec l’impression qu’on l’avait appelé. Piemur et Farli dormaient encore dans la grisaille annonciatrice de l’aube. Tendu, il attendit un nouvel appel. Rien. Le Harpiste ? Il en doutait, car Menolly avait l’habitude de se réveiller au moindre bruit que faisait Robinton. Il contacta l’esprit somnolent de Ruth, et comprit que le dragon venait juste de s’éveiller.
Jaxom était raide. C’est peut-être cela qui l’avait réveillé, car il avait mal aux épaules, et les muscles de son dos et de ses épaules étaient douloureux des efforts de la veille. Et il avait attrapé des coups de soleil dans le dos sur le Plateau. Il était trop tôt pour se lever. Il essaya de se rendormir, mais ses courbatures l’en empêchèrent. Il se leva silencieusement pour ne pas déranger Piemur ni être entendu de Sharra. Un bain détendrait ses muscles et calmerait ses brûlures. Il s’arrêta près de Ruth, maintenant bien réveillé et impatient de se joindre à lui, car il était sûr que son bain de la veille n’avait pas lavé toute la poussière du Plateau.
Les Sœurs de l’Aube scintillaient dans la lumière du soleil encore invisible sous l’horizon. Était-il possible que ses ancêtres y aient trouvé refuge après l’éruption ? Et comment ?
Jaxom entra dans la Baie, plongea et nagea entre deux eaux, dans les ténèbres mystérieuses que le soleil n’éclairait pas encore. Puis, frappé d’une idée, il creva brusquement la surface. Non, il devait exister un autre sanctuaire entre la colonie et la mer. Car tout le monde fuyait dans la même direction.
Il rappela son dragon récalcitrant, l’assurant que le soleil serait beaucoup plus chaud sur le Plateau. Il alla chercher sa tunique de vol, attrapa quelques pâtés de viande dans le garde-manger, prêtant l’oreille pour savoir si quelqu’un d’autre était réveillé. Il valait mieux tester sa théorie tout seul, et surprendre les autres au réveil par une bonne nouvelle. Enfin, il l’espérait.
Ils décollèrent à l’instant même où le soleil paraissait au-dessus de l’horizon, colorant de jaune le ciel sans nuages et dorant la face souriante du lointain volcan.
Ruth sauta dans l’Interstice, puis, à la demande de Jaxom, plana nonchalamment au-dessus du Plateau en décrivant des cercles de plus en plus larges. Ils avaient eux-mêmes érigé de nouveaux tumulus avec les débris arrachés aux anciens, constata-t-il, amusé. Il tourna Ruth face à la mer, à une bonne journée de marche pour des réfugiés paniques. Il décida de ne pas appeler les lézards de feu à ce stade ; surexcités, ils n’auraient fait que répéter les souvenirs de l’éruption. Il les ferait venir une fois arrivé en un lieu où leurs souvenirs associatifs concerneraient des événements moins effrayants. Ils n’auraient sans doute pas oublié leurs hommes, quel que fût l’endroit où ils eussent trouvé refuge.
Peut-être avaient-ils construit des étables pour les animaux et les wherries, à quelque distance de la colonie ? Étant donné l’échelle à laquelle ils construisaient, elles devaient être assez grandes pour abriter des centaines de personnes de la pluie de feu.
Il demanda à Ruth de voler vers la mer, dans la direction approximative prise par les ancêtres paniques.
Une fois dépassées les prairies, des buissons apparurent, puis firent place à des arbres et à une végétation plus serrée. Ils auraient de la chance s’ils arrivaient à repérer quelque chose dans ce fouillis végétal. Il allait demander à Ruth de faire demi-tour et de survoler une autre bande de terrain quand il remarqua une trouée dans la jungle. Ils passèrent au-dessus d’une longue balafre herbeuse, large de plusieurs longueurs de dragons, et longue de plusieurs centaines. De chaque côté de la trouée se trouvaient de rares arbres et buissons, comme s’il n’y avait pas assez de terre pour leurs racines. Des rubans d’eau scintillaient à un bout de cette curieuse trouée, comme des mares communicantes.
À cet instant, le soleil se leva au-dessus du Plateau, et, tournant la tête pour ne pas être aveuglé par sa lumière, Jaxom vit les trois ombres qui s’étiraient à un bout de la trouée. Très excité, il demanda à Ruth de les survoler, décrivant des cercles jusqu’au moment où il fut certain que ces collines n’en étaient pas, et avaient également une forme différente de celles des anciens tumulus. D’ailleurs, leur disposition était aussi artificielle que leur forme. L’une précédait les deux autres de sept longueurs de dragon ou plus, et il y avait entre elles dix longueurs de dragon pour le moins.
Il demanda à Ruth de les survoler, et remarqua leur configuration bizarre : il vit une grosse masse à un bout, tandis que l’autre extrémité s’aplatissait légèrement, différence visible malgré l’herbe, la terre et les petits buissons couvrant ces prétendues collines.
Aussi excité que lui, Ruth atterrit entre les deux premières. Les collines, bien que d’apparence moins artificielle qu’en vue aérienne, auraient quand même paru bizarres à quelqu’un arrivant à pied.
À peine Ruth s’était-il posé que des lézards de feu surgirent autour de lui, pépiant avec une excitation et un plaisir incroyables.
— Qu’est-ce qu’ils disent, Ruth ? Essaye de les calmer suffisamment pour qu’on puisse les comprendre. Ont-ils des images sur ces collines ?
Ils en ont trop. Ruth leva la tête et roucoula doucement. Les lézards de feu s’agitaient dans un tel désordre que Jaxom renonça à chercher si certains étaient marqués. Ils sont heureux. Ils sont heureux que vous soyez revenu. Ça faisait si longtemps.
— Quand suis-je venu ici la première fois ? demanda Jaxom à Ruth, sachant par expérience que les lézards de feu n’entendaient rien à la succession des générations.
Quand vous êtes sorti du ciel dans de longues choses grises ?
Ruth semblait perplexe.
Jaxom s’appuya contre Ruth, n’en croyant pas ses oreilles.
— Montre-moi !
Des images brillantes et contradictoires l’assaillirent, des vues d’abord assez floues, qui prirent de la netteté à mesure que Ruth triait les myriades d’impressions transmises et en faisait une vue cohérente.
Les cylindres étaient grisâtres, avec des ailes courtes et tronquées, pauvres imitations des ailes gracieuses des dragons. Les cylindres étaient aplatis à un bout, tandis que l’autre extrémité était entourée de tubes plus petits. Soudain, une ouverture apparut à peu près au niveau du tiers antérieur du premier cylindre. Des hommes et des femmes descendirent une rampe. Puis les images se succédèrent comme l’éclair dans l’esprit de Jaxom : les gens couraient en tous sens, s’embrassaient, sautaient de joie. Ensuite, ce fut le chaos – comme si chaque lézard de feu suivait une personne et que chacun essayait de transmettre à Ruth son image individuelle, au lieu de projeter une vue d’ensemble de l’atterrissage et des événements subséquents.
C’était là que les ancêtres avaient cherché refuge après l’éruption, Jaxom en était sûr, dans ces vaisseaux qui les avaient amenés des Sœurs de l’Aube sur Pern. Et les vaisseaux étaient toujours là, parce que, pour une raison inconnue, ils n’avaient pas pu redécoller.
L’ouverture se trouvait au tiers du vaisseau ? Tandis que les lézards de feu extatiques se livraient à des acrobaties au-dessus de sa tête, Jaxom longea le cylindre jusqu’à l’emplacement approximatif de la porte.
Ils disent que vous l’avez trouvée, l’informa Ruth, le poussant de l’avant, roulant des yeux jaunes.
Comme pour prouver leur dire, des douzaines de lézards de feu se posèrent et se mirent à arracher la végétation.
— Je devrais rentrer au Fort et prévenir les autres, marmonna Jaxom.
Ils dorment encore. Tout Benden dort. Nous sommes seuls éveillés sur la planète.
C’était assez vraisemblable, se dit Jaxom.
J’ai creusé hier, je peux creuser aujourd’hui. Nous pouvons creuser jusqu’à ce qu’ils se réveillent, et alors ils viendront nous aider.
— Tu as des serres. Pas moi. Allons chercher des outils sur le Plateau.
Les lézards de feu, surexcités, firent l’aller-retour avec eux. Avec une pelle, Jaxom dessina les contours de l’aire à dégager pour atteindre la porte. Puis il n’eut plus qu’à superviser Ruth et les lézards de feu dont l’activité désordonnée gênait parfois le dragon. Ils commencèrent par arracher l’herbe, que les lézards de feu allaient déposer derrière les buissons entourant la trouée. Heureusement, la couverture ne consistait qu’en poussière apportée par le vent mais durcie par le soleil et la pluie pendant des milliers de Révolutions. Quand il eut mal aux épaules, Jaxom ralentit son rythme. Il grignota un petit pain, stimulant parfois les lézards de feu de la voix.
Les serres de Ruth grattèrent contre quelque chose. Ce n’est pas de la roche ! Jaxom se précipita, et enfonça sa pelle dans la terre meuble. Elle cogna contre une surface dure et il poussa un hurlement sauvage. Les lézards de feu, effrayés, se lancèrent dans de folles girations.
Écartant à la main les dernières mottes, il considéra ce qu’il venait de déterrer. Délicatement, il toucha du doigt la curieuse surface. Ce n’était pas du métal, ni le matériau des tumulus, cela ressemblait plutôt – pour improbable que cela parût – à du verre dépoli. Mais aucun verre ne pouvait être si dur !
— Ruth, est-ce que Canth est réveillé ?
Non. Mais Menolly et Piemur le sont. Ils se demandent où nous sommes.
Jaxom gloussa, triomphant.
— Eh bien, nous allons rentrer le leur dire !
Quand ils surgirent de l’Interstice au-dessus du Fort de la Baie, ils les attendaient tous les trois – le Harpiste, Menolly et Piemur. Dans la cacophonie des questions sur sa disparition de la veille à Ruatha, Jaxom essaya de se faire entendre. Le Harpiste fit taire tout le monde d’un rugissement qui chassa tous les lézards de feu dans l’Interstice.
Le silence revenu, le Harpiste prit une profonde inspiration.
— Qui pourrait entendre ou réfléchir dans un tel tintamarre ? Maintenant, Menolly, allez nous chercher à manger ! Piemur, le matériel de dessin ! Zair, viens ici, mon cher gredin. Tu vas aller porter un message à Benden. Si nécessaire, il faudra mordre le nez de Mnementh pour le réveiller. Oui, je sais que tu es assez brave pour combattre le grand dragon. Pourtant on ne te demande pas de te battre, mais de le réveiller ! D’ailleurs, il est temps qu’ils se lèvent, ces paresseux de Benden.
La tête droite, les yeux brillants, le geste large, le Harpiste était en grande forme.
— Par la Coquille, Jaxom, vous commencez brillamment une journée qui s’annonçait morose. Je n’arrivais pas à me lever, craignant les déceptions qui m’attendaient.
— Ces cylindres sont peut-être vides…
— Vous dites que les lézards de feu vous ont transmis des images de l’atterrissage ? Ces cylindres sont peut-être aussi vides qu’une absolution réticente, mais ils valent quand même le déplacement ! Les vaisseaux mêmes qui ont amené nos ancêtres des Sœurs de l’Aube sur Pern !
Le Harpiste expira lentement, les yeux brillants d’excitation.
— Inutile de vous stimuler, n’est-ce pas, Maître Robinton ? dit Jaxom, cherchant Sharra du regard. Où est Sharra ?
Il vit Menolly et Piemur revenir chargés l’une de vivres, l’autre de matériel de dessin. Sharra ne pouvait pas dormir encore.
— Un chevalier-dragon est venu la prendre hier soir. Quelqu’un est malade au Weyr Méridional, et on avait besoin d’elle. J’ai fait preuve d’égoïsme, je suppose, à vous garder tous près de moi maintenant que mon état ne le nécessite plus. En fait, je suis étonné de vous trouver là. Je vous croyais rentré à Ruatha.
Robinton haussa des sourcils interrogateurs, l’invitant à s’expliquer.
— J’aurais dû regagner mon Fort depuis longtemps, reconnut Jaxom, l’air contrit. Puis il essaya de dominer sa répugnance à quitter la Baie. De plus, il neigeait à mon arrivée. J’ai eu une longue conversation avec Lytol.
— Il n’y aura plus d’opposition à votre confirmation maintenant, dit Robinton en riant. Plus d’objections au fait que vous êtes un chevalier-dragon, dit le Harpiste, imitant le ton pincé du Seigneur Sangel, les yeux rieurs.
Puis son visage s’altéra et il posa la main sur l’épaule de Jaxom.
— Comment Lytol a-t-il réagi ?
— Il n’a pas paru étonné, dit Jaxom, sans chercher à dissimuler son soulagement et sa satisfaction. De plus, si Nicat continue ses excavations au Plateau, je pense que les dons d’organisation de Lytol lui seront très utiles…
— C’est exactement ce que je pense, Jaxom, dit le Harpiste, lui donnant une grande bourrade sur l’épaule dans son enthousiasme. Le passé est une occupation qui conviendra parfaitement à des vieillards.
— Oh, s’écria Jaxom, scandalisé, vous ne serez jamais vieux, Maître Robinton. Et Lytol non plus.
— Très aimable à vous de parler ainsi, jeune Jaxom, mais j’ai reçu un avertissement. Ah, voilà un dragon – Canth, si le soleil ne m’aveugle !
Robinton s’abrita les yeux de la main.
C’était peut-être aussi la lumière brûlante qui donnait à F’nor, qui s’avançait vers eux, cet air renfrogné. Zair lui avait transmis des images extrêmement confuses qui avaient excité Berd, Grall et tous les lézards de feu de Benden au point que Lessa avait demandé à Ramoth de les bannir tous. En conséquence, le ciel de la Baie s’emplit de vagues successives de lézards de feu, qui firent résonner l’air d’un tintamarre épouvantable.
— Ruth, calme-les, dit Jaxom à son dragon. Ils nous empêchent de voir et d’entendre !
Ruth poussa un grondement qui l’étonna lui-même et fit rouler des yeux respectueux à Canth. Un unique pépiement effrayé rompit le silence qui suivit. Et le ciel se vida des lézards de feu, qui vinrent se percher sur les arbres bordant la plage.
Ils m’ont obéi, dit Ruth, à la fois étonné et très content de lui.
Cette manifestation d’autorité mit F’nor de meilleure humeur.
— Maintenant, dites-moi donc ce que vous avez mijoté si tôt ce matin, Jaxom ? demanda F’nor, ôtant son masque et détachant sa ceinture. C’en est au point que Benden ne peut plus rien faire sans l’assistance de Ruatha.
Étonné, Jaxom scruta son visage d’un œil pénétrant, mais réalisa que F’nor voulait rester énigmatique. Pouvait-il avoir fait une allusion à ce maudit œuf ? Brekke lui avait-elle dit quelque chose ?
— Pourquoi pas ? répondit-il. Des liens très forts existent entre Benden et Ruatha. Le Sang, aussi bien que l’intérêt mutuel.
L’expression de F’nor passa de la sévérité à l’amusement. Il donna à Jaxom une claque sur l’épaule, si vigoureuse qu’elle faillit lui faire perdre l’équilibre.
— Bien dit, Ruatha, bien dit ! Alors, qu’avez-vous découvert aujourd’hui ?
Avec une satisfaction non déguisée, Jaxom raconta ses activités du matin, et les yeux de F’nor se dilatèrent d’excitation.
— Les vaisseaux dans lesquels ils ont atterri ? Allons-y !
Il reboucla sa ceinture, remit son casque, faisant signe à Jaxom de revêtir rapidement sa tenue de vol.
— Demain, nous attendons une Chute à Benden, mais, compte tenu de ce que vous dites…
— Je viens avec vous, annonça le Harpiste. Aucun lézard de feu, même le plus audacieux, n’osa pépier dans le silence qui suivit.
— Je viens avec vous, répéta le Harpiste d’une voix ferme et raisonnable, pour surmonter les objections qu’il voyait sur tous les visages. On m’a trop tenu à l’écart. Ce suspense est très mauvais pour moi, poursuivit-il, posant théâtralement la main sur son cœur. Mon pauvre cœur bat de plus en plus fort à chaque instant d’attente que vous m’imposez avant de me communiquer quelques bribes de ces passionnantes découvertes.
Menolly, qui s’était ressaisie, ouvrit la bouche pour parler, mais il la fit taire du geste.
— Je ne creuserai pas. Je me contenterai de regarder ! Mais je vous assure que la contrariété, sans parler de la solitude et du suspense que vous m’imposez pendant que vous faites l’Histoire, soumettent mon pauvre cœur à un stress dangereux et totalement inutile. Et si je mourais seul ici d’une attaque provoquée par la tension ?
— Maître Robinton, si Brekke savait… protesta faiblement Menolly.
F’nor se couvrit les yeux de la main, branlant du chef devant ces manœuvres sournoises.
— Donnez-lui un seul doigt, et il vous prend tout le bras.
Puis il releva la tête et menaça Robinton de l’index.
— Si vous remuez un muscle, si vous ramassez une pincée de terre, je… je…
— Je m’assiérai sur lui, termina Menolly, avec un regard si farouche que le Harpiste feignit d’être effrayé.
— Menolly, allez me chercher ma tenue de vol, ma chère enfant.
Le Harpiste, l’air enjôleur, la poussa vers le Fort.
— Et mon écritoire, qui est sur la table de mon bureau. Je vous promets d’être prudent, F’nor, et je suis certain qu’un si court trajet dans l’Interstice ne me fera aucun mal. Menolly, rugit-il, n’oubliez pas la demi-outre de vin sur mon fauteuil ! J’ai assez souffert hier de ne pas voir les constructions du Plateau !
Menolly revint avec ce qu’il lui avait demandé, l’outre de vin ballottant à son épaule, et personne ne discuta plus. F’nor prit le Harpiste et Piemur sur Canth, et Menolly partit sur Ruth avec Jaxom. Il regretta que Sharra ne soit pas là. Il se demanda si Ruth arriverait à la contacter au Weyr Méridional, puis il y renonça. Si loin dans l’Ouest, le jour n’était pas encore levé. Les deux dragons décollèrent, accompagnés d’une nombreuse escorte de lézards de feu. Ruth donna les coordonnées à Canth et, avant que Jaxom ait fini de s’inquiéter de l’imprudence du Harpiste, ils surgirent de l’Interstice et volèrent vers les trois étranges collines.
Jaxom souriait, ravi de la réaction des autres à sa découverte. Les bras de Menolly se resserrèrent sur sa taille, et elle poussa un cri d’étonnement, qui ressemblait à un arpège. Il vit le Harpiste gesticuler follement, et espéra qu’il était solidement accroché à la ceinture de F’nor. Canth, sans jamais quitter des yeux l’excavation dans la colline, vira et atterrit aussi près que possible. Ils installèrent le Harpiste à l’ombre, et Jaxom invita Ruth à demander aux lézards de feu de projeter des images pour lui et pour Zair, tout en admirant leur activité.
Aux pépiements des lézards de feu, les autres se mirent à creuser, Ruth restant à l’écart car Canth remuait beaucoup plus de terre que lui et il n’y avait place que pour un dragon. Jaxom était en proie à une excitation qu’il n’avait jamais ressentie au Plateau.
Maintenant, ils creusaient à la verticale, Jaxom ayant mis à nu le sommet du véhicule. Dans son enthousiasme, Canth arrosait le Harpiste de mottes de terre, mais bientôt il mit au jour la jointure d’une porte, fine craquelure dans la surface totalement lisse. F’nor dit à Canth de creuser légèrement sur la droite, et bientôt tout le coin supérieur de l’ouverture fut découvert.
Très encouragés, les lézards de feu joignirent leurs efforts à ceux des dragons et des hommes, et la terre se mit à voler de toutes parts. Quand l’ouverture fut complètement dégagée, ils découvrirent aussi le bord arrondi d’une aile, prouvant, comme le Harpiste se hâta de le faire remarquer, que les lézards de feu se rappelaient avec précision ce que leurs ancêtres avaient vu. Une fois qu’on arrivait à réveiller leurs souvenirs, naturellement.
Quand toute la porte fut mise au jour, ils s’écartèrent pour permettre au Harpiste de l’examiner.
— Je crois qu’à ce stade, nous devrions contacter F’lar et Lessa. Et il serait extrêmement cruel d’exclure Maître Fandarel. Peut-être même sera-t-il capable de nous dire en quel matériau est fait ce vaisseau.
— Voilà assez de gens dans le secret, dit F’nor avant que le Harpiste ait eu le temps d’ajouter d’autres noms à sa liste. J’irai moi-même chercher le Maître Forgeron. Cela gagnera du temps et évitera les commérages. Canth préviendra Ramoth.
Il s’épongea le visage et le cou, nettoya ses mains tant bien que mal avant d’enfiler sa tenue de vol.
— Et ne touchez à rien en mon absence ! ajouta-t-il, foudroyant chacun du regard, et plus encore le Harpiste.
— Je ne saurais pas quoi faire, dit le Harpiste d’un ton réprobateur. Nous allons nous rafraîchir, proposa-t-il, prenant l’outre de vin et faisant signe aux autres de s’asseoir autour de lui.
Les terrassiers accueillirent ce répit avec joie ; c’était l’occasion de contempler la merveille qu’ils venaient de déterrer.
— S’ils volaient dans ces choses…
— Si, mon cher Piemur ? Il n’y a plus aucun doute. Ils l’ont fait. Les lézards de feu ont vu ces véhicules atterrir, dit Maître Robinton.
— J’allais dire, s’ils volaient dans ces choses, pourquoi ne s’en sont-ils pas servis pour fuir le Plateau après l’éruption ?
— Bonne question.
— Alors ?
— Peut-être Fandarel pourra-t-il y répondre, car moi, je ne peux pas, dit Robinton, considérant la porte, l’air contrarié.
— Peut-être décollaient-ils d’une hauteur, comme font les dragons paresseux, dit Menolly, coulant un regard malicieux à Jaxom.
— Combien de temps faut-il à F’nor pour faire l’aller-retour dans l’Interstice ! demanda le Harpiste avec un soupir d’impatience, scrutant le ciel à la recherche de dragons.
— C’est le décollage et l’atterrissage qui prennent le plus de temps.
Les chefs du Weyr de Benden arrivèrent les premiers, suivis quelques secondes plus tard de F’nor et Fandarel, de sorte que les trois dragons atterrirent en même temps. Le Forgeron sauta à terre et courut à la nouvelle merveille, caressant la curieuse surface d’une main respectueuse en grommelant entre ses dents. F’lar et Lessa avancèrent au milieu des hautes herbes, zigzaguant entre les mottes arrachées à la colline, sans quitter des yeux la porte qui luisait doucement.
— Aha ! rugit triomphalement le Forgeron, faisant sursauter tout le monde.
Il venait de se livrer à un examen minutieux du bord de la porte.
— Cela est peut-être destiné à bouger !
Il tomba à genoux devant le coin droit.
— Oui, si l’on déterrait tout le vaisseau, cela se trouverait sans doute à hauteur d’homme ! Je crois que je devrais presser !
Il joignit le geste à la parole, et un petit panneau s’ouvrit d’un côté de la porte principale. Il révéla une cavité occupée par plusieurs cercles de couleur.
Tout le monde se pressa autour de lui ; il fit jouer ses doigts, puis se pencha sur le rang supérieur, composé de cercles verts. Ceux du bas étaient rouges.
— Le rouge a toujours signifié « danger », ce qui nous vient sans doute de nos ancêtres, dit-il. Nous allons donc commencer par essayer le vert !
Son gros index hésita un instant, puis enfonça un bouton vert.
D’abord, rien ne se passa. Jaxom sentit son estomac se nouer, prélude à une violente déception.
— Regardez ! Ça s’ouvre !
Les yeux perçants de Piemur avaient enregistré le premier mouvement du panneau, presque imperceptible.
— C’est vieux, dit le Harpiste avec révérence. C’est un très vieux mécanisme, ajouta-t-il, car tous avaient entendu un léger grincement.
Lentement, la porte se rétracta vers l’intérieur, puis, de façon étonnante, se déplaça sur le côté, et disparut dans la coque du vaisseau. Un courant d’air fétide s’échappa bruyamment. Ils reculèrent en retenant leur souffle. Un instant plus tard, la porte était complètement rétractée, et le soleil éclairait un sol plus sombre que la coque, mais, quand le Forgeron le tapota du doigt, apparemment fait du même matériau bizarre.
— Attendez ! dit Fandarel, retenant les autres. Laissez l’air se renouveler. Quelqu’un a-t-il pensé à apporter de la lumière ?
— Il y en a à la Baie, dit Jaxom, enfilant sa tunique de vol et coiffant son casque tout en courant vers Ruth.
Il ne boucla pas sa ceinture, et le froid de l’Interstice lui fit un choc après les efforts du matin. Il prit autant de paniers de brandons qu’il en pouvait porter. À son retour, ils n’avaient pas bougé, retenus sans doute par la crainte révérencielle de l’inconnu qui les attendait une fois passé cette porte. Et peut-être aussi par une certaine répugnance à retrouver les mêmes déceptions qu’au Plateau.
— Eh bien, nous ne saurons jamais rien si nous restons là comme des débiles, dit Robinton, prenant et couvrant un panier de brandons en s’avançant vers l’entrée.
Ce n’était que justice, pensa Jaxom en distribuant les autres paniers, que le Maître Harpiste eût l’honneur d’entrer le premier. Fandarel, F’lar, F’nor et Lessa entrèrent ensemble derrière lui. Jaxom sourit à Piemur et Menolly et ferma la marche avec eux.
Devant eux, ouverte et les invitant à avancer, une autre grande porte, pourvue d’une roue actionnant d’épaisses barres de fer s’enclenchant dans le sol et le plafond. Fandarel palpait les murs, scrutait des manettes et d’autres cercles de couleur, intimidé et admiratif, en émettant des sons inarticulés. Un peu plus loin, ils rencontrèrent deux autres portes, l’une à gauche, ouverte, l’autre à droite, fermée, qui menait sans aucun doute, assura Fandarel, vers l’arrière, vers l’extrémité cerclée de tubes du véhicule. Comment des tubes pouvaient-ils faire voler un aussi lourd appareil aux ailes tronquées ? Même si personne d’autre ne voyait cette machine, il fallait au moins faire venir Benelek.
Ils prirent tous la porte de gauche, et se retrouvèrent dans un long et étroit corridor où leurs bottes résonnaient avec un bruit sourd sur le sol non métallique.
— C’est la substance utilisée pour les étais des galeries de mine, je crois, dit Fandarel, s’agenouillant et tâtant du doigt le sol. Ha, qu’est-ce qu’il y avait là-dedans ? demanda-t-il, avisant des supports maintenant vides. Fascinant. Et pas de poussière.
— Ni air ni vent pour l’apporter ici pendant qui sait combien de Révolutions, remarqua F’lar avec calme. Comme dans les salles oubliées du Weyr de Benden.
Ils avancèrent dans le long couloir percé de nombreuses portes, ouvertes ou fermées. Mais aucune n’était fermée à clé, ce qui permit à Piemur de jeter un coup d’œil dans les cellules vides. Des trous dans le sol et les parois attestaient d’anciennes installations.
— Venez tous ! résonna la voix du Harpiste qui marchait en tête.
— Non, venez ici ! cria F’nor, derrière le Harpiste. C’est ici qu’ils devaient piloter le vaisseau !
Puis F’lar joignit ses injonctions à celles du Harpiste.
Ils se groupèrent tous autour d’eux, les paniers de brandons illuminant la salle, et ils comprirent leur intérêt. Les murs étaient couverts de cartes, tracées à même les parois de façon indélébile, et représentant dans tous leurs détails les contours familiers du Continent Septentrional, et ceux, beaucoup moins connus, du Continent Méridional.
Poussant un cri étouffé – mi-gémissement, mi-étonnement – Piemur suivit du doigt le contour de la côte qu’il avait si péniblement parcourue à pied, mais qui ne représentait qu’une petite partie du littoral.
— Regardez ! Maître Idarolan pourra naviguer presque jusqu’à la Barrière Rocheuse Orientale… et ce n’est pas celle que j’ai vue dans l’Ouest. Et…
— Tiens, qu’est-ce que cette carte peut bien représenter ? demanda F’lar, interrompant les commentaires surexcités de Piemur.
Un peu à l’écart, il éclairait de son panier de brandons une autre carte de Pern. Les contours étaient les mêmes, mais des bandes de différentes couleurs dessinaient des configurations mystérieuses dans les continents familiers. Diverses nuances de bleu coloraient les mers.
— Cela doit indiquer la profondeur de l’eau, dit Menolly, posant le doigt sur ce qu’elle savait être la Fosse de Nerat, représentée ici en bleu foncé. Regardez, des flèches indiquent le Grand Courant Méridional. Et voilà le Fleuve Occidental.
— Dans ce cas, dit lentement le Harpiste, cela devrait indiquer l’altitude des terres ? Non. Car là où se trouvent les montagnes de Crom, Fort, Benden et Telgar, la couleur est la même que celle des Plaines de Telgar. Bizarre. Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier pour nos ancêtres ?
Son regard passa du Continent Septentrional au Méridional.
Et rien de cette nuance, à part cette petite tache à l’autre bout du monde. Curieux. Il faudra que j’étudie cela à fond !
Il tâta les bords de la carte, mais, à l’évidence, elle était tracée sur le mur même.
— Voilà qui va intéresser Maître Wansor, dit Fandarel, si absorbé dans la contemplation d’une autre carte qu’il n’avait pas prêté attention aux paroles de Robinton.
Piemur et Jaxom tournèrent leurs brandons vers le Forgeron.
— Une carte céleste ! s’écria le jeune Harpiste.
— Pas exactement, dit le Forgeron.
— C’est une carte de notre ciel ? demanda Jaxom. De son gros doigt, le Forgeron toucha le cercle le plus grand, qui était de couleur orange vif avec des flammes jaillissant sur son pourtour.
— C’est notre soleil. Et cela, ce doit être l’Étoile Rouge.
Du doigt, il suivit l’orbite de la planète autour du soleil tracée sur la carte. Puis son doigt se posa sur le troisième monde, rond et tout petit.
— Et voilà notre Pern, termina-t-il, souriant des humbles dimensions de leur univers.
— Alors, qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Piemur, montrant un monde de couleur sombre de l’autre côté du soleil, très loin des autres planètes et de leurs orbites dessinées sur le mur.
— Je ne sais pas. Ce devrait être de ce côté du soleil, comme les autres planètes !
— Et que signifient ces lignes ? demanda Jaxom, suivant du doigt des flèches partant du bas de la carte vers l’Étoile Rouge, puis vers le bord droit de la carte.
— Fascinant, répondit laconiquement le Forgeron, considérant les lignes énigmatiques en se frictionnant le menton.
— Je préfère cette carte, dit Lessa, souriant avec satisfaction devant les deux continents.
— Vraiment ? dit F’lar, détournant les yeux de la carte céleste. Ah oui, je comprends votre point de vue, ajouta-t-il, la voyant poser la main sur la partie occidentale du Continent Méridional. Oui, Lessa, vous avez raison. C’est très instructif, termina-t-il en riant.
— Comment est-ce possible ? demanda Piemur, quelque peu méprisant. Ces cartes ne sont pas exactes. Regardez, il n’y a pas de volcans marins au-delà des falaises du Plateau. Et le rivage est beaucoup trop étendu dans cette partie du Sud. Et il n’y a pas la Grande Baie. Ce n’est pas du tout comme ça. Je le sais. J’y suis passé à pied.
— Non, la carte n’est plus exacte de nos jours, dit le Harpiste avant que Lessa n’ait eu le temps de rembarrer Piemur. Regardez Tillek. La péninsule septentrionale est bien plus grande qu’elle ne devrait. Et aucune trace de volcan sur le littoral sud.
Puis il ajouta avec un sourire entendu :
— Mais je soupçonne que cette carte était juste quand on l’a dessinée.
— C’est ça, s’écria Lessa, triomphante. Chaque Passage a apporté des épreuves qui ont causé destructions et bouleversements sur notre pauvre monde…
— Vous voyez cet éperon rocheux où se trouvent maintenant les Pierres du Dragon ? s’écria Menolly. Mon arrière-grand-père se souvient d’avoir vu la terre s’abîmer dans la mer !
— Malgré quelques changements mineurs, dit Fandarel, écartant ces critiques, c’est une superbe découverte.
Considérant la carte aux couleurs incompréhensibles, il fronça les sourcils.
— Cette nuance de brun désigne notre premier établissement dans le Nord. Voyez, le Fort de Fort, puis Ruatha, Benden, Telgar.
Il regarda F’lar et Lessa et ajouta :
— Et les Weyrs. Ils sont tous de la même couleur. Ainsi, c’est peut-être ça, le sens de cette couleur. Elle indiquerait les endroits où les hommes pouvaient s’établir ?
— Mais leur première colonie était sur le Plateau, et il n’est pas du même brun, dit Piemur avec humeur.
— Il faudra demander l’avis de Maître Wansor. Et de Maître Nicat.
— J’aimerais que Benelek vienne étudier le mécanisme de la porte, et peut-être explorer l’arrière du vaisseau, dit F’nor.
— Mon cher chevalier brun, dit le Forgeron, Benelek est très doué pour la mécanique, mais ces appareils…
D’un geste large, Fandarel fit comprendre que la haute technologie du vaisseau dépassait largement les capacités de son apprenti.
— Un jour, peut-être apprendrons-nous – nous – à comprendre tous les mystères des vaisseaux, dit F’lar, tapotant les cartes avec un plaisir évident. Mais ces cartes… seront d’une utilité immédiate et inappréciable à la fois pour nous et pour Pern.
Il fit une pause pour sourire à Maître Robinton qui l’approuva de la tête, et à Lessa qui continuait à sourire elle-même avec une malice qu’eux seuls semblaient comprendre.
— Et, pour l’instant du moins, je vous prie de n’en parler à personne, reprit-il, interrompant de la main les protestations du Forgeron. Seulement pendant quelque temps, Fandarel. Et j’ai de bonnes raisons de l’exiger. Il est certain que Wansor doit voir ces équations et ces dessins. Et Benelek peut venir ici cogiter tout son saoul. Comme il ne parle qu’à des objets inanimés, il ne risque pas de trahir le silence que nous devons garder, j’en suis sûr, sur ces vaisseaux. Menolly et Piemur sont tenus au secret par le Serment des Harpistes. Et vous avez déjà prouvé vos capacités et votre discrétion, Jaxom.
Le regard de F’lar, franc et direct, fit battre le cœur de Jaxom, sûr que le Chef du Weyr de Benden faisait allusion à l’épisode du maudit œuf.
— Weyrs, Forts et Ateliers seront suffisamment bouleversés par les découvertes du Plateau sans y ajouter ces mystères.
Son regard revint sur les vastes étendues du Continent Méridional, qu’il considéra en secouant lentement la tête, tandis que son sourire s’élargissait encore, comme celui de Lessa et du Harpiste. Soudain, son visage s’allongea et il leva les yeux.
— Toric ! Il devait venir ici aujourd’hui, pour nous aider dans nos fouilles !
— Oui, et N’ton devait passer me prendre, dit Fandarel, mais pas avant une heure. F’nor est venu me tirer du lit…
— Et le Weyr Méridional est dans la même zone horaire que Telgar. Parfait ! Encore une chose : je veux une copie de cette carte. Lequel d’entre vous peut-il se libérer aujourd’hui ?
— Jaxom ! dit vivement le Harpiste. Il copie avec beaucoup de talent et, quand le chevalier-dragon est venu chercher Sharra hier soir, Jaxom était parti pour Ruatha. En outre, il est plus sage d’isoler Ruth. Les lézards de feu locaux lui tiendront compagnie, ce qui les empêchera de bavarder avec ceux de Toric.
Tout le monde en tomba d’accord, et on laissa Jaxom sur les lieux, avec le matériel de dessin et tous les paniers de brandons. On dissimula l’entrée par des branchages, pour éviter une découverte inopinée. On demanda à Ruth d’attirer près de lui les lézards de feu locaux, et de les engager à dormir, si possible. Épuisé par les activités du matin, Ruth ne demandait pas mieux que de paresser au soleil. Les autres repartirent pour le Fort de la Baie, et Jaxom se mit à copier cette carte particulièrement importante.
Tout en travaillant, il essaya de comprendre pourquoi les Chefs du Weyr et Maître Robinton semblaient si satisfaits de cette découverte. Sans conteste, c’était un cadeau du ciel que de connaître l’étendue du Continent Méridional sans avoir à l’explorer à pied !
Mais n’y avait-il pas autre chose ? Si, naturellement. Toric ignorait l’étendue du Continent Méridional, et maintenant, les Chefs du Weyr la connaissaient. Jaxom considéra la péninsule du Fort Méridional, essayant d’évaluer ce que Toric et ses nouveaux colons étaient parvenus à explorer. Toric ne pourrait jamais explorer ces immensités, même avec l’aide des jeunes fils de Seigneurs de tout le Continent Septentrional. Et même s’il essayait de s’approprier les terres jusqu’à la Barrière Rocheuse au sud, jusqu’à la Grande Baie à l’ouest… Jaxom sourit, si content de sa déduction qu’il faillit barbouiller son dessin. Devait-il indiquer la Grande Baie telle qu’ils la connaissaient, ou copier fidèlement l’antique carte ? Oui, c’est elle qui importait. Et quand Toric la verrait enfin… Jaxom gloussa, imaginant avec une intense satisfaction la contrariété que Toric en ressentirait au premier coup d’œil.